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Raina Kabaivanska par Andre Tubeu

 

On était tenté de dire qu'il y a deux types de sopranos bulgares, celles qui flambent, et celles qui durent. Ljuba Welitsch, torche vive roussement flamboyante, -comète tôt consumée. Et Raina Kabaivanska, exemple de longévité vocale, et de renouvellement dans la longévité: sa Comtesse dans la Dame de Pique ne fait que couronner, à 74 ans avoués et portés avec panache, une galerie de portraits où pour la Comtesse de Capriccio, personnage et caractère expressément jeunes, elle a attendu de n'avoir plus du tout vingt ans - éblouissant d'autant plus. De telles simplifications ne sont pas factices seulement, mais injustes. Kabaivanka dure en effet, et glorieusement. Pour autant, en scène, et chaque fois que le caractère de son personnage y invite, elle flambait, se consumait. C'est le caractère d'Adrienne Lecouvreur qui a dominé, parrainé peut-être cette carrière, placée sous le signe de l'art, un art qui vaut et qui veut qu'on se consume et brûle de lui. Le pathos le plus véhément s'y libère, contrôlé par la discipline artiste la plus inflexible, celle qui joue des nuances, des gradations, avec un génie plastique simplement inouï en matière d'inflexions et de modelé. On a fait à l'époque jusqu'à Bologne un pèlerinage pieux, pour y voir Kabaivanska dans un rôle où elle faisait légende depuis vingt ans déjà, et qu'elle ne chanterait peut-être jamais plus, Francesca de Rimini dans le chef-d'oeuvre de Zandonai. Quelle leçon! D'entrée elle apparaissait, préraphaélite, dans des idées et comme des odeurs de guirlandes, de roses, réalisant le personage complet, entièrement incarné, qu'aurait rêvé un Dante lyrique. Les parfums étaient là, entêtants, enivrants; et avec eux un pouvoir d'évocation, d'incantation; et la nostalgie amoureuse, comme un pressentiment d'Eros et de Mort: une Phèdre naissait là, dans l'ivresse et l'extase de sa faute. II faut être actrice pour réussir cela, et d'abord l'oser; musicienne, et combien pour le réaliser; et cosmopolite, au confluent de plusieur cultures, avec une âcreté slave qui trouble et parfume une liquidité un lumineux latins. Desdémone, Elisabeth de Valois, Leonora dans Trovatore et surtout Forza: la cantilène de Verdi a inspiré Kabaivanska des clairs-obscurs, des estompes, des effets de discrétion autrement artistes et éloquents qu'aucun geste souligné. Artiste rarissime, grande dame sans frontières de la scène lyrique, et une des dernières.


Journal du Capitole